CHAPITRE X

La musique de la harpe résonnait dans toute la forêt, éthérée et pourtant puissante. Elle m'attirait comme l'aurait fait une femme. Oubliant les guerriers que Finn m'avait promis, je suivis la mélodie dont la magie avait touché mon âme.

Le harpiste était perché sur un saule abattu au tronc énorme et satiné. C'était un trône digne de lui. Inondé de soleil, sa Dame dans les bras, l'œil vert scintillant au-dessus des cordes dorées, il ressemblait à une figure de légende.

J'arrêtai mon cheval et attendis qu'il ait terminé.

Lachlan sourit. Quand ses doigts s'immobilisèrent, il redevint simplement un homme.

— Je savais que vous viendriez, dit-il de sa voix aux intonations veloutées.

— Sorcier, murmurai-je.

— Certains le pensent. Vous devriez savoir ce qu'il en est, maintenant. Je suis un ami, c'est tout.

Je m'aperçus tout à coup que j'étais seul avec lui, et cela suscita un peu de crainte en moi. Il s'en rendit compte.

— Vous êtes venu parce que je le voulais, dit-il, et que vous le vouliez aussi. Je n'avais pas besoin de Finn ou des autres pour le moment. Mais ils viendront aussi.

Je ne vis rien sur son visage que l'honnêteté ; pas de subterfuge ou de traîtrise.

— Je suis un harpiste, reprit-il, et j'ai besoin de chanter les exploits d'un être de légende. Et je vous ai trouvé. ( Il sourit. ) Ne vous ai-je pas prouvé ma loyauté ?

Je restai sur mon cheval, toujours un peu méfiant.

— Vous avez tué l'homme que je vous ai ordonné d'exécuter, répondis-je, mais un espion aurait fait de même.

— Je ne suis pas un espion, sinon le vôtre, si vous le souhaitez.

Je restai muet un instant.

— Vous, un Ellasien, vous serviriez un Homanan en toutes choses ?

— En tout ce qui n'est pas contraire à ma foi. Je suis un prêtre de Lodhi. Je ne transgresserais pas Ses enseignements.

— Je ne demanderai à personne d'agir contre ses croyances. Je voudrais simplement vérifier à quel point vous m'êtes dévoué.

— Demandez-moi ce que vous voulez. Je suis ici par ma volonté, non pas à cause d'un sorcier ihlini ou d'un roi solindien.

— Le métier d'un espion est d'espionner, fis-je remarquer. Votre présence auprès de moi ne prouve pas que vous n'en soyez pas un. Que vous proposez-vous de faire pour me servir ?

— Aller à Mujhara, Karyon. Espionner pour votre compte. Entrer au palais, et voir ce que fait Bellam.

— C'est dangereux, fis-je remarquer.

— Oui. Mais qui d'autre pourrait s'en charger ? Pas un Cheysuli ; pas un Homanan, que Bellam n'aurait aucune raison d'admettre dans son palais. Un harpiste a ses entrées partout.

C'était vrai. Mais je me méfiais toujours de Lachlan.

— Que feriez-vous à Homana-Mujhar, Lachlan d'Elias ?

Il ne répondit pas, mais commença à jouer de sa harpe. La musique évoqua l'image d'une ravissante jeune femme de dix-neuf ans, telle que je me souvenais d'elle : Tourmaline, ma sœur. Prisonnière de Bellam.

Je fus auprès du musicien en un instant, ma main levée au-dessus de sa harpe. Mais je ne touchai pas l'instrument.

— Je vous interdis de m'ensorceler !

— Je ne vous ai pas ensorcelé, dit-il. Mon pouvoir vient de Lodhi, pas de moi. Je ne vous veux pas de mal, mon seigneur, et ma harpe non plus. Mais je dois vous prévenir qu'il peut arriver malheur à ceux qui chercheraient à nous faire du tort.

— Je ne voulais pas vous brutaliser, grognai-je. J'entendais seulement que vous arrêtiez de jouer.

— Ma Dame vous a montré ce qui était en vous, dit-il doucement. Et c'est votre sœur qui vit en vous, à cause de Bellam.

Je tournai la tête : Finn venait d'arriver auprès de nous.

— Que comptez-vous faire ? Libérer sa sœur ?

Lachlan secoua la tête.

— Cela me serait impossible, même avec l'aide de Lodhi. Mais je peux lui faire passer un message, et apprendre ce que je peux des plans de Tynstar et de son pantin solindien.

— Par les dieux, sifflai-je, si seulement je pouvais vous faire confiance...

— N'hésitez plus, mon seigneur, dit-il. Demandez à votre homme lige. Il a examiné mon esprit.

Je regardai Finn. Son air sérieux le faisait ressembler à Duncan.

— Fais-lui confiance, dit-il enfin, avec réticence. Au pire, il peut dire à Bellam où nous nous cachons. Si le Solindien envoie des troupes, nous les éliminerons.

Lachlan se leva, tenant toujours sa Dame. Il mit un genou en terre et inclina légèrement la tête.

— je vous servirai comme vous m'auriez servi si nos rôles avaient été inversés.

Malgré l'étrange façon dont il venait de me jurer allégeance, je lus dans son regard une grande sérénité ; la certitude de sa destinée, un peu comme Finn et son tahlmorra.

— Bien. Allez à Homana-Mujhar, et faites ce que vous devez.

Il se releva, et, sans un mot, disparut dans les fourrés.

— Viens, dit Finn. Duncan nous attend.

— Duncan ? Comment sait-il que je suis là ?

— Mon seigneur, tu oublies que nous sommes dans une Citadelle. Il y a les lirs. Sans parler des femmes bavardes. Mon rujho attend impatiemment.

— Je n'ai jamais vu Duncan s'impatienter, fis-je en remontant en selle.

Duncan ne me vit pas tout de suite, car il était occupé par son fils. Habillé de cuir et botté comme un guerrier, le garçon de cinq ans avait la même expression sérieuse que son père. Il ne portait pas de bijoux, car il n'avait pas encore de lir.

Il n'y avait pas grand-chose d'Alix dans son fils, sauf quand il souriait. Je réalisai d'un coup combien j'aurais voulu que Donal soit mon enfant, non celui de Duncan.

Duncan se pencha, souleva le gamin et l'installa sur son épaule. Il se tourna vers moi et sourit, du même sourire que Finn. Je compris que je n'avais de Duncan qu'une vision limitée, celle d'un rival ayant conquis la femme que j'aimais. Mais il était bien plus que cela, pour les Cheysulis... et pour le gosse perché sur ses épaules.

Le petit rit, d'une voix haut perchée, presque féminine, de très jeune garçon. Je regardai Duncan et son fils, et je compris soudain que j'avais sous les yeux l'avenir d'Homana. Donal régnerait sur les siens après son père. Mon fils serait-il à ses côtés, comme par le passé les Mujhars d'Homana avaient régné avec leurs hommes liges cheysulis ? Entre leurs mains, une nation renaîtrait, plus forte et meilleure que jamais.

Je me mis à rire. Duncan eut l'air surpris, puis il me reconnut. Il posa son enfant à terre, et attendit.

J'allai vers Donal et mis un genou en terre devant lui. Je ne voulais pas le dominer de toute ma taille. Il était un peu effrayé, car il savait que les étrangers étaient parfois synonymes de danger pour son clan.

— Je suis Karyon, dit-il, et je rends grâce aux dieux que vous soyez là pour me porter assistance.

Il y avait de l'incertitude sur le visage de l'enfant, mêlée à de la fierté. C'était un garçon bien fait, qui deviendrait un bel homme, comme presque tous ceux de sa race.

— Mon jehan vous sert, dit-il. Et mon su'fali.

— Oui. Ils me servent bien.

La compréhension éclaira son visage.

— Alors, je vous servirai aussi.

Pas un instant je ne doutai de l'intégrité et de l'honneur de l'enfant. Ces choses-là coulent dans le sang de tout Cheysuli. Je posai mes mains sur les frêles épaules. Je me sentis trop grand et lourd tout à coup, un peu comme avec ma mère. Et je ne savais pas grand-chose de la douceur. Mais je comprenais l'honneur et je le respectais dans cette petite âme.

— Si j'ai un jour besoin d'un autre Cheysuli à mes côtés, lui dis-je, je sais désormais où le trouver !

Il sourit. Puis la timidité le submergea de nouveau. Il ne fut plus que le fils de Duncan, face à un prince.

— Donal, dit son père, si tu veux servir ton seigneur comme je le fais, occupe-toi de sa monture.

Le gamin partit aussitôt. Je le vis emmener mon hongre vers la palissade installée dans la forêt. Finn le suivit, l'air heureux. Oui, mon homme lige avait besoin d'un descendant.

— Je vous remercie de l'honneur que vous me faites à travers Donal, dit Duncan.

L'étonnement dut se lire sur mon visage. Qu'avait-il pensé ? Que j'allais rejeter l'enfant ? J'aurais été incapable d'une telle cruauté envers le fils d'Alix.

Puis je compris. Duncan avait supposé qu'une antipathie mutuelle nous opposerait. Alix était toujours entre nous, c'était vrai.

— J'ai honoré votre fils à cause de vous, lui dis-je. Je sais comment vous élevez votre progéniture. Donal n'est pas un enfant, simplement un guerrier qui n'est pas encore adulte. A cause de cela, jamais je n'aurais refusé son serment d'allégeance.

— Pardonnez-moi, Karyon, je vous ai sous-estimé, soupira-t-il.

— Finn est-celui qui m'a appris vos coutumes, dis-je en riant. Il m'a fait ce que je suis.

— Mais il ne vous a pas fait à son image, j'espère ? taquina-t-il, toute tension envolée.

— Supporteriez-vous l'existence de deux Finn ? rétorquai-je.

— Deux ! Par les dieux, un seul est déjà trop !

Son sourire démentait ses paroles, et je compris que Finn avait dû lui manquer autant qu'il lui avait manqué. Même si, ensemble, ils passaient plus de temps à se disputer qu'à autre chose.

J'attrapai son bras dans le salut cheysuli.

— Merci pour son existence, Duncan. A travers lui, vous m'avez sauvé la vie plus d'une fois.

— Ce n'est pas moi qui lui ai appris ce qu'il sait, même si j'ai essayé... ( Il sourit. ) Il n'a pas menti. Il m'a dit que vous êtes revenu d'exil un homme et non plus un gamin.

Je me mis à rire.

— Il n'oserait pas dire cela devant moi !

— Peut-être, sourit Duncan, mais il l'a dit devant moi, et je vous ai transmis le message !

Nous nous regardâmes un moment, et une communication muette s'établit entre nous. Il comprit que j'avais changé, et je reconnus en lui un ami, et non plus un rival. Un homme à qui je pouvais confier ma vie.

— Ma tente est trop petite pour un souverain, dit-il enfin, et surtout pour vous, ajouta-t-il avec un certain humour. Venez, je vais vous offrir un trône digne du Mujhar, du moins jusqu'à ce que vous ayez tué l'usurpateur.

Le ton de sa voix m'en dit long. Duncan, comme moi, connaissait la haine. Je n'y avais pas pensé auparavant, tout occupé par ma quête. Je désirais le trône pour mon propre compte autant que pour le bien d'Homana. Duncan me voulait à la tête du pays pour des raisons qui lui étaient propres.

Il m'amena à un endroit où des rochers de granit recouverts de mousse brillaient sous le soleil. Deux d'entre eux étaient à angle droit, formant une sorte de siège, muni d'un coussin végétal. Un trône fabriqué par les dieux, aurait dit Finn. Je m'y assis en souriant.

— Ce n'est pas grand-chose pour le Mujhar légitime, dit Duncan.

La brise faisait bouger les branches au-dessus de nous, tachetant son visage d'ombre et de lumière. Duncan avait toujours été moins enclin à la gaieté que Finn, plus sérieux, presque austère. Ses responsabilités lui donnaient l'air plus vieux que son âge, même s'il était jeune pour un chef de clan.

— Cela fera l'affaire jusqu'à ce que j'en aie un autre, dis-je.

Duncan se pencha, hésita. Cela ne lui ressemblait pas ; j'aurais préféré qu'il en vienne aux faits tout de suite.

— Vous aurez du mal à réconcilier les Homanans et les Cheysulis, dit-il.

— Certains, peut-être, admis-je. Mais tout Homanan qui servira dans mon armée devra accepter de vivre aux côtés d'un Cheysuli, et vice versa. Duncan, je veux que le qu'mahlin soit terminé le plus vite possible. Cela doit commencer au sein de mon armée.

— Les gens nous traitent de sorciers.

— Laissez-les dire.

Je me souvins des imprécations de mon oncle ; il affirmait que tout Homana craignait les Cheysulis à cause de leurs pouvoirs, parce que les métamorphes voulaient mettre à bas la Maison d'Homana et faire monter un des leurs sur le trône du Lion.

Pourtant, si on en croyait les légendes cheysulies, leur Maison avait été à l'origine d'Homana ; c'était elle qui avait offert le trône aux Mujhars homanans, près de quatre siècles auparavant.

— Et Rowan ?

Je ne compris pas immédiatement.

— Il me sert bien. C'est un lieutenant parfait.

— Rowan est pris entre deux mondes. Vous l'avez vu, Karyon. Vous savez qu'il est cheysuli...

— Il l'a toujours nié...

— Cai, mon lir, me l'a confirmé. J'ai appelé Rowan, et je lui ai parlé, mais il continue de nier. Si un homme refuse de se voir tel qu'il est... Je parle de lui, car il représente ce qui pose un problème dans votre armée. Vous voulez que les Homanans et les Cheysulis combattent côte à côte, alors que le qu'mahlin dure depuis trente ans !

— Ai-je le choix ? J'ai besoin de tous les combattants dont je peux disposer. Bellam ferait tuer tout le monde si nous lui en donnions la possibilité.

— Je ne dis pas que tous les Homanans nous haïssent. Mais il reste vrai que vous devrez d'abord régler le problème au sein de vos troupes, avant d'affronter Bellam.

— Je ferai ce que je pourrai...

Je me sentis d'un coup vieux et fatigué.

— Je sais, répondit Duncan. J'ai toute confiance en vous.

— Nous pourrions échouer, dis-je.

— Oui. Mais les dieux sont de notre côté.

Je ris amèrement.

— Vous êtes toujours si solennel, Duncan... Jamais un rire... Ne craignez-vous pas que les dieux ihlinis soient plus puissants que les vôtres ?

— Je rirai de nouveau quand je ne risquerai plus de perdre mon fils parce qu'il a les yeux jaunes, dit-il.

Je frissonnai à l'image qu'il évoquait. A sa place, j'aurais peut-être été comme lui. Mais qu'aurait-il fait, à la mienne ?

— Duncan, si vous étiez Mujhar...

Une expression étrange traversa son visage l'espace d'un instant.

— Je ne le suis pas, dit-il.

— J'aimerais que vous me répondiez. Si vous l'étiez, que feriez-vous ?

— Comme vous. Je reconquerrais mon royaume. Nous sommes d'accord sur ce point, mon seigneur. Mais je ne convoite pas le trône du Lion. Il vous appartient.

Je pensai un moment au trône ancien qui attendait à Homana-Mujhar.

— Le trône est cheysuli, dis-je.

— Oui. Homana aussi. Nous avons accueilli votre race, il y a longtemps. Allez-vous nous accueillir à votre tour ?

Je frottai mon visage endolori. J'étais fatigué, les yeux me piquaient. Et j'avais tant à faire !

— Vous n'êtes pas seul, murmura Duncan. Je suis là. Il y a Finn... et Alix.

Je restai assis sur mon trône improvisé, souhaitant que tout puisse se régler d'un coup de baguette magique, que je n'aie pas besoin d'affronter la guerre, le sang et la peur.

Mais je savais que c'était impossible. Tout ce qui ne vous tue pas, dit-on, vous rend plus fort. Et plus avisé.

Je sentis la main de Duncan sur mon épaule ; je levai la tête, et rencontrai son regard, calme et plein de compassion.

— Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu, dit-il, la main droite tendue dans le salut rituel. Venez, il est temps de souper. On ne livre pas une guerre le ventre vide.

Je quittai mon trône dérisoire, et suivis Duncan.

Le sort d'un homme est entre les mains des dieux.

Les mains des dieux ? me demandai-je. Ou celles de Bellam ?